On dit qu’à une certaine époque les Gentils vivaient dans la grotte de Muskia, à Ataun. En cultivant les terres sur les hauteurs des montagnes voisines, ils récoltaient une grande quantité de blé. Les chrétiens vivaient plus bas, et ne semaient pas encore de blé parce qu’ils n’avaient pas de semence.
Un jour Saint Martin Txiki [petitou, terme d’affection], ayant chaussé de très grandes bottes, monta à la grotte de Muskia et y découvrit des monceaux de blé. Il proposa aux Gentils de parier à qui parviendrait à les franchir d’un bond, le plus haut possible. Les païens sautèrent avec une grande agilité, mais Saint Martin Txiki tomba au milieu d’un tas de blé, et ses bottes s’emplirent de grains.
Il quittait les lieux pour rentrer chez lui lorsqu’un des Gentils se rendit compte qu’il emportait dans ses bottes des semences de blé : attrapant une hache, il la lança sur lui, mais elle ne l’atteignit pas. Elle se planta à la base du tronc d’un châtaignier d’Olasagasti.
Les chrétiens ne savaient pas à quelle époque semer le blé. Mais un jour, quelqu’un surprit un Gentil qui riait à gorge déployée en disant : « Ha ha ha, s’ils savaient, ils en feraient déjà : quand la feuille sort, on sème le maïs. Quand la feuille tombe, on sème le blé. Et à la Saint-Laurent, on sème le navet. »
Dès lors, le blé se répandit dans tous les villages.
Ce mythe se déroule à Ataun, Guipúzcoa, dans la grotte de Muskia, sur les pentes de la Sierra d’Aralar. La sierra, à la frontière entre la Navarre et le Guipúzcoa, est un territoire à l’identité forte, peuplé depuis des millénaires, comme en témoignent les nombreux mégalithes présents dans ses vallées. En outre, c’est l’un des lieux principaux où se déroulent différents mythes et légendes basques.
Ce mythe en particulier est l’un des nombreux que l’anthropologue José Miguel de Barandiaran a collecté à Ataun, son village natal. Barandiaran est une référence de l’anthropologie et de l’ethnographie basques, avec Aranzadi et Julio Caro Baroja (son disciple), entre autres.
Barandiaran a commencé à s’intéresser à la préhistoire et à l’anthropologie au cours des deux premières décennies du XXe siècle. Les enseignements du professeur Wilhelm Wundt, auteur de l’œuvre monumentale Völkerpsychologie, à l’Université de Leipzig ont marqué ses recherches anthropologiques et ethnographiques ultérieures. Pendant la Guerre civile puis l’exil qui en découla pour lui dans la partie française du Pays basque, Barandiaran eut des difficultés à poursuivre ses recherches anthropologiques sur l’histoire et la culture basques. Après son retour d’exil, il reprit ses travaux sur les Etudes basques ; il organisa ou participa à différentes conférences, collabora à des revues, fut titulaire de chaires et poursuivit ou dirigea des recherches. Conclusion de son parcours académique, il publia en 1989 Mythes du peuple basque, à l’âge de 100 ans.
Le mythe de Saint Martin Txiki représente la façon dont les êtres humains ont découvert le secret ou la connaissance de l’agriculture. C’est-à-dire qu’il explique symboliquement l’apprentissage de la culture du blé, par laquelle ils passent du “vieux monde naturaliste” au “nouveau monde civilisé”. Ce qui signifie qu’il y a une certaine continuité entre les deux. Il y a donc un processus d’enculturation qui passe du monde sauvage au monde civilisé (Ortiz-Osés, A. 2007).
Saint Martin Txiki occupe dans la mythologie basque le rôle du “héros porteur de culture” qui est capable d’apprendre les mystères de la culture du blé et de les transmettre au village. Symboliquement, les Jentilak [Gentils, païens] représentent la nature, en l’occurrence ce sont eux qui dominent l’art de l’agriculture. La mythologie semble nous conduire à la conclusion implicite suivante dans les récits : il y a une corrélation ou complémentarité entre la nature et la culture, car la nature (Jentilak) n’a pas de sens sans la culture (Saint Martin Txiki), de même que la culture “Saint Martin Txiki” n’a pas de sens sans la nature “Jentilak” (Ortiz-Osés, A. 2007).
D’un autre côté, il y a la figure du gentil. La légende populaire représente les gentils comme des êtres aux proportions énormes, une race de géants. Certains auteurs voient en eux l’être humain “primitif” qui vivait dans les montagnes, habituellement dans les grottes ou dans un endroit éloigné. Pour d’autres il représente le païen qui vivait en paix avec les chrétiens mais isolé d’eux (Barandiarán, J. M. 1984).
En général, c’est un personnage naïf, sans malice. De plus, la figure du gentil dans différents mythes est un moyen par lequel offrir à l’être humain des comportements exemplaires, pour se conduire dans la société. Ils font référence à une structure sociale dont l’idéologie est fondée sur la culture du travail. Une des caractéristiques générales est qu’ils sont très travailleurs, de sorte que certains auteurs définissent la mythologie du gentil comme une apologie du travail.
Il représente, en plus d’un être isolé, primitif et avec une force surnaturelle, un idéal archétypique du travail. A travers une variété de mythes dans lesquels le gentil est détenteur de différents savoir-faire, on entrevoit une définition du travail, comme moyen d’humanisation et d’adaptation à l’environnement naturel et comme vertu indispensable de l’être. C’est-à-dire que, par cette figuration du personnage mythique, l’être humain voit en lui l’exemple honorable du travail, car si un être plus puissant et plus fort travaille lui aussi, l’être humain doit également apprendre et s’exercer, comme avec le secret du blé.
Différents auteurs commentent la charge symbolique derrière le fait de représenter ces géants comme de durs travailleurs et des détenteurs de connaissances. Car avec leur force et leurs savoirs, sans beaucoup d’efforts, ils pourraient obtenir assez et même trop pour leur subsistance. Pourtant, l’imaginaire collectif les représente accomplissant des travaux quotidiens, même s’ils utilisent leur puissance, pour en tirer ce qui est suffisant pour leur subsistance. Mais ils n’apparaissent pas entourés d’une opulence démesurée. En d’autres termes, ils sont dotés d’un pouvoir surnaturel avec lequel ils peuvent accomplir sans beaucoup d’effort ce qui est nécessaire, mais pourtant, contrairement à d’autres dieux de la mythologie indo-européenne, ils accomplissent des tâches quotidiennes et ordinaires sans faire un usage excessif de ce pouvoir.
En outre, ils ne se consacrent pas seulement à des tâches de subsistance, mais ils accomplissent également des travaux plus ardus tant quantitativement que qualitativement, car ils sont les auteurs de nombreuses églises par exemple. Ils connaissent également l’art de travailler le fer, tel qu’il apparaît dans un autre mythe de Saint Martin Txiki. Car le gentil, en plus d’être le premier cultivateur de blé, est le premier forgeron et le premier meunier. On leur attribue l’origine mythique des cromlechs (Jentilbaratza) et des dolmens (jentilarri).
L’idéologie qui sous-tend ce mythe, à l’image de la mythologie basque en général, revendique l’effort et le travail quotidiens. Cette représentation ou sémantique du mythe est mieux comprise en plaçant celui-ci dans le contexte social et économique dans lequel il apparaît, c’est-à-dire, un environnement agraire dans lequel la ferme comme unité économique et sociale est le centre autour duquel s’organise la vie.
Ce mythe et les personnages de Saint Martin Txiki et du gentil établissent d’une part l’origine de l’agriculture et l’humanisation de la nature et d’autre part un modèle de société et de comportement.